Le grand renversement
ou le savoir vraiment déplacé
Nous avons beaucoup à connaître et à apprendre des vieux mondes. — Jules Hermann
L’histoire et la géographie sont choses bien sérieuses, nul ne saurait le contester, et la science sauve et émancipe chaque jour davantage. Mais dans le même temps, les lumières du siècle font de l’ombre au rêve et à l’absurde, au mythe et à la poésie que l’on relègue dans des territoires perdus, honteux ou interdits.
Pour lutter contre ce « grand rétrécissement » de la pensée, il est d’autres savoirs, savoirs migrants et clandestins qui moquent les frontières légales, savoirs INcertains aux « sources fiables et contradictoires » : une autre géographie qui désoriente et nous fait perdre le nord ; une autre histoire qui s’en va marronner au cœur des cirques, au creux des mythes ; une autre géopolitique qui promeut l’ultrapériphérique au rang de continent central.
Tout cela est vraiment déplacé ! Certes. Et renversant et déroutant. Bon, mais est-ce vraiment faux pour autant ? Ce continent réunionnais, la Lémurie, Petrusmok et autres grandes révélations des temps d’avant ne seraient-ils que vraies inventions et fausses vérités ? Les savants trancheront s’ils ont un outil suffisamment acéré.
Disons néanmoins ceci, cette remontée vers l’origine ne reconduit jamais à un peuple premier, une langue adamique, une identité pure ou une cause initiale qui serait comme la matrice universelle. Nous venons du multiple et nombreuses sont nos mères. Voilà pourquoi un atlas du pays d’avant ne saurait être que « réuniversel », un atlas qui n’exclut ni n’ordonne mais unit et réunit sur un sol où les racines s’entremêlent, un sol qui accueille des peuples vagabonds aux langues pérégrines. Cette INcyclopédie de La Réunion d’avant réunit en un même lieu, en un même moment, et dans un très joyeux désordre, des Indiens guinéens, des Papous, des Britanniques et des Portugais, des Émirs et des Nababs, un Grand Khan, des Éthiopiens, des Palmirougeois, d’anciens esclaves européens mais aussi des pétrels de combat, des tangues de compagnie, des dromadaires de course, des baleineaux de lagon…
La révélation d’un passé prometteur et la découverte d’un avenir oublié
Agis dans ton lieu, pense avec le monde. — Édouard Glissant
Soit, tout cela est haut en couleur et distrayant mais ce voyage en Absurdie est très absurde, s’agaceront sans doute quelques esprits bien cadastrés. Le passé est chose grave et respectable et l’on ne saurait jouer impunément avec l’ordre des raisons et la concordance des temps. Pourquoi rêver ses origines, pourquoi imaginer ses sources quand les sciences nous livrent un passé exactement daté et précisément cartographié ? Entre la révélation d’un passé prometteur et la découverte d’un avenir oublié, on s’y perd, les savoirs en sortent bousculés, les ordres renversés et les esprits abusés. Tout cela est vraiment déplacé !
Qu’en est-il alors de ces INvérités avérées ? Soyons clairs, il ne s’agit pas d’une nouvelle religion ; si le passé n’a nul besoin de comptables, il n’a pas besoin non plus de gardiens ou de prêtres ; il lui faut des jardiniers et des poètes. Soyons des « horticulteurs du surréel » disait Malcolm de Chazal. On n’invente pas des ancêtres pour se soumettre à leur tutelle mais pour se libérer de leurs fantômes. Et imaginer, ce n’est ni oublier, ni renier, ni profaner, c’est donner de l’avenir à son passé afin qu’un futur se présente. On ne révèle pas un passé inédit pour recommencer à s’agenouiller et bégayer avec nostalgie mais pour faire honneur à l’aube qui monte. Féconder le passé pour enfanter de nouveaux matins, telle est la puissance improbable de la poésie du passé.
Mais alors, si le passé de notre présent insulaire est continental, quel est cet avenir qui lève ?
Six cents visages pour mille paysages ou l’archipel qui vient
La foudre frappe le palmier, mais jamais l’ananas qui est près du sol. — Agonglo, roi d’Abomey
Les îles du sud sont belles et séduisantes, lambées d’azur et d’émeraude, mais elles sont si petites et leurs ceintures de corail aux couleurs de feu et d’argent en viennent à oppresser. On peut alors être tenté de redevenir grand. « Make Reunion great again ! ». Ce serait oublier que les empires, trop massifs, trop rigides, trop sûrs de leur puissance, trop jaloux de leurs richesses, finissent comme les continents, à la dérive quand ils ne sombrent pas.
La continentalité ne saurait être un projet ; lui manquent la souplesse, la jeunesse, le désir et la générosité, lui manque l’INtempestivité de ceux qui ne sont d’aucun temps parce qu’ils les habitent tous. Elle confond opulence et luxuriance, virilité et vitalité, elle ignore tout du voyage et de la rencontre. Insensible à l’esthétique du divers et sous couvert de continuité, la pensée continentale calibre et reproduit et range chaque chose à sa place.
Bien. L’affaire est entendue, mais ne soyons pas trop naïfs, les choses ne sont pas si simples et l’île risque toujours, à sa façon, de se continentaliser ; l’îlien aussi rêve de modernité et de modèles à la mode. Que faire alors pour que « ce nouveau passé puisse donner un futur à l’avenir » ?
Eh bien, cet atlas rêvé suggère une réponse. Ce continent oublié, à mieux le regarder, est en fait lui-même constellé d’îlets, parfois distants, souvent retirés mais toujours inscrits dans un réseau complexe de liens divers ; ce maillage singulier d’îlets pluriels porte un nom : archipel. Voilà donc la grande révélation de ce mystérieux continent perdu, il était un archipel d’îlets aux visages chamarrés posé sur un océan de terre aux mille paysages.
Alors entendons la leçon et que notre avenir soit archipélique ! Soyons fiers de nos insularités et n’ayons pas la nostalgie des grands empires. Soyons ambitieux, visons petit ! Petits pays de tous les pays, soyons grands de nos petitesses en les tissant !
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Arnaud Sabatier
philosophe matinal
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